Séquence 02

[La Saline:
du premier projet de la Saline à la cité de Chaux]

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Premier plan
de la saline de Chaux non exécuté

Planche 12

La première pensée d’un plan s’empreint des différentes modifications de l’ame, des sensations qui nous affectent ; souvent elle tient à des attractions étrangères. C’est quelquefois un faux germe conçu dans la nature, entretenu dans le vuide de l’impuissance ; quelquefois un délire que l’on prolonge dans l’agitation d’une nuit, un rêve fatiguant où la chimère se bat les flancs pour continuer un vol illusoire.

Quand le génie est circonscrit par la séduction, quand il est asservi par des considérations, c’est alors qu’on peut le comparer à l’aimant, qui attire, dirige ou arrête le métal ; l’aiguille détournée par la circonstance, soustraite à la direction naturelle, l’abuse et l’égare. En vain il voudroit s’appuyer sur les entraves qui favorisent son inertie, les résultats du temps le pressent, le poursuivent, et démontrent que l’étude seule peut le perfectionner.

Le sentiment apprécié d’un plan est à l’abri de toute domination. Il émane du sujet, il doit s’adapter à la nature des lieux et des besoins.

On avoit conçu ce projet avant de connoître la carte du pays. Un prospectus dicté par des agents subalternes, qui préparent l’obscurité des décisions, avoit circonscrit le travail. Tel est le despotisme des délégués de Plutus, ils passent une partie du jour à tailler leurs plumes, l’autre à neutraliser l’encre qu’elles contiennent. Indigents au sein de la fortune qu’ils distribuent, insensibles au bien qu’ils font, ils oppriment ou favorisent. Ces moteurs universels de tous les élans, dirigent à cent lieues de distance, des besoins qui leur sont inconnus, qui leur sont étrangers. Ils commandent impérieusement à la raison qui réclame contre ces abus affligeants pour l’humanité.

Faut-il que l’intérêt personnel, qui parle au nom du grand nombre, ne puisse être écouté ! Si on accueilloit sa supplique, les sources où l’on puise le bien seroient intarissables, on n’auroit rien à désirer sur les données partielles qui composent l’ensemble des grandes conceptions.

Déjà les traitants s’applaudissoient des premières attractions qui initient leurs intérêts avec l’économie raisonnée. Déjà les semences de deux printemps, les fruits hâtés de l’automne préparoient la maturité, sollicitoient les récoltes ; les débats provoquoient des résolutions, pressoient l’exécution. La terre s’entr’ouvroit de toutes parts ; la plaine s’approfondissoit et découvroit les marbres pour leur donner l’immortalité qu’ils acquièrent par les combinaisons précises de l’art.

Des roues plus sûres que celles du destin, moins fatiguantes que celles du roi des Lapithes, montoient des masses énormes que la précaution avoit dégrossies pour alléger leur poids.

Le roc épuisé vomissoit ces indigestes extractions ; des bras musculeux les amonceloient et les rangeoient sous l’effort des leviers puissants. Le désir, qui précède tous les genres d’intérêts, pressoit la jouissance. Cette soif dévorante du sentiment, qui avilit ou immortalise ceux qu’elle altère, étoit à son comble, et touchoit au moment de voir consolider, par assises égales, les profits honorables de l’industrie. L’intérêt alloit accumuler les lustres qui resserrent les nœuds respectifs.

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Déjà le peloton avec lequel on se dirigeoit dans les sombres routes de ce dédale pierreux, laissoit échapper ses fils. Les voûtes approfondies aggrandissoient les espaces et s’élevoient sur les épaules de cent géants, pour soutenir des terres que l’avarice rurale vouloit conserver à la culture. Des torrents d’eau, arrêtés dans des cavités, conservés dans l’antre des siphons, tamisoient leur excédant à travers des joints inégaux, inondoient la superficie, et inquiétoient la confiance des travailleurs. Des ponts jettés çà et là franchissoient les distances, pour prévenir la peur, et faire disparoître les précipices. Le salpêtre comprimé faisoit explosion dans la plaine, à l’aide de longues torches de feu. Le rocher brûlant sembloit sortir de ses propres flancs : la caverne allumée offroit un tourbillon de flammes qui répandoit l’effroi.

Sans cesse le soufre arrachoit au sol des colosses dont la chute retentissoit au loin, et faisoit trembler la terre. Des bœufs, rangés sous un joug égal, marchoient d’un pas constant, et assuroient chaque jour les approvisionnements de l’année. Les sapins descendoient des forêts sur des chars longs et étroits. Un guide de vingt ans provoquoit les efforts de quatre pénibles chevaux attelés de file. Il avoit à côté de lui la beauté qu’il aime, consolant oubli des maux de la vie. Déjà il allège le travail du jour, par les soins empressés du sentiment qui le pénètre et qu’il exprime gaiement. Amour, c’est toi qui accroîs toutes les puissances ! La femme, dans sa foiblesse, est plus forte que nous, puisqu’elle soumet à ses charmes la nature entière.

Les mortiers triturés de toutes parts enveloppent le tableau de nuages vaporeux qui se confondent avec la nue et fuient avec elle.

Tout étoit dans cet état ; le ciel d’accord avec la terre, donnoit l’impulsion qui entretient l’aisance ; il donnoit ce calme productif, cette paix tant désirée, dont le mouvement ressemble à l’activité de Bellone, lorsque le nuage politique se condense et couvre l’atmosphère de ses teintes incertaines.

Tout est sujet au changement, même dans les cieux ; on y découvre de nouveaux astres, tandis que d’autres disparoissent. Un jour le soleil se dissoudra lui-même. L’univers est mortel comme l’homme qui l’habite

Un ordre arrive ; on suspend les résolutions : on délibère. Dans une usine où l’emploi du temps est précieux, l’économie d’une heure par jour, sur mille têtes, accumule les produits du temps.

Paix ! paix !... L’Architecte passe ; des coursiers rapides enlèvent son char ; on éveille les postes, l’ouvrier accourt et lui annonce la dissolution de l’atelier. Il demande le prix de la sueur du jour ; propriétaire de sa personne, il réclame cette égalité disponible qui nivèle les profits de l’entreprise. A-t-il raison ?

L’Architecte, dans sa sagesse, commande ; il gouverne le monde pittoresque, et dans son généreux abandon fait rouler des foudres d’esprit divin. On ne juge pas la question, on n’approfondit pas le mystère, mais le lendemain tout est bu, et l’atelier reprend, au prix de la veille, un nouvel éclat qui consolide les intérêts respectifs. On sait que la base de tout établissement utile est fondée sur l’économie sévère qui assujettit le détail minutieux à la faveur duquel on peut dépenser en grand.

La ligne diagonale inscrite dans un carré, sembloit réunir tous les avantages : elle accéléroit tous les services. Ici je vous arrête.

Un cercle inscrit dans un carré n’auroit-il pas produit les mêmes avantages ? Sa forme plus rapprochée de la voûte céleste est pure et plaît aux yeux exercés. Elle n’a pas l’inconvénient des angles obtus qui morcèlent les développements, des formes acerbes qui blessent le goût, j’en conviens ; mais la ligne droite n’est-elle pas la plus courte ? Celle qui vous séduit est-elle sans inconvénients ? Ignorez-vous que les portions circulaires mettent à contribution ceux qui en ont la fantaisie ?

Mais revenons à notre plan.

Esprit de vie, tu vas donc imprimer le mouvement que le bien-être sollicite ; sans ton regard les mondes seroient informes ; tu composes les sources du bonheur avec le fluide qui le rend 67 intarissable, qui l’assure. L’homme à couvert sous des galeries préservatrices, peut exporter les matières sans craindre les intempéries qui les atténuent ; rien ne peut arrêter, rien ne peut ralentir son activité. Le commis surveillant, placé au centre des lignes de tendance, peut embrasser d’un seul coup-d’œil les détails qui lui sont confiés.

Rien n’échappe à la position dominante du directeur. Les ouvriers sont logés sainement, les employés commodément : tous possèdent des jardins légumiers qui les attachent au sol ; tous peuvent occuper leurs loisirs à la culture qui assure chaque jour les premiers besoins de la vie. Les fourneaux destinés à cuire les sels, sont éloignés de l’imprévoyance commune ; placés aux extrémités de l’édifice, ils appellent l’affluence des eaux qui coulent sous les galeries préservatrices.

Chacun s’applaudissoit des convenances particulières ; la liaison des constructions parloit en faveur de leur durée ; elle assuroit cette union matérielle que le temps immortalise.

L’illusion, le premier de tous les biens, ce fantôme capricieux à qui nous devons une partie de nos plaisirs, ce fantôme qui s’associe à l’espérance quand il veut nous abuser ou nous rendre heureux, ne tarda pas à disparoître. Des vues ultérieures, de nouvelles connoissances prises sur les lieux dérangent le prestige : l’étude épure les séductions, le choc des idées les étend ; la connoissance des lieux les développe et fait éclore les scrupules. L’artiste ne tarde pas à sentir qu’un plan sur parole peut égarer ; et quoi qu’il en coûte à la présomption qui s’applaudit en écartant les ombres qui retardent la lumière, il abandonne à la défaveur de tardives réflexions, les disconvenances qui ont échappé au principe.

En vain on voudroit se prémunir d’avance contre les dangers des projets inculqués ; en vain on voudroit s’approprier un bien qui n’est autre chose que la possession d’autrui.

Ce que l’on acquiert mal est si passager, que l’on a peine à concevoir comment on met quelqu’importance à le conserver. Malheur à celui qui ne peut se dépouiller du sentiment qui l’attache à de pareilles conceptions. Si cet enfant unique pouvoit survivre à sa foible complexion, il laisseroit des souvenirs douloureux qui effrayeroient le flanc qui l’a porté, en perpétuant des erreurs que les siècles ne peuvent réparer.

Bientôt l’Architecte, dans ses métamorphoses, reprend de nouvelles formes. S’il épuise, malgré lui, la lampe pour des produits trompeurs ; s’il étale ses contradictions sur des surfaces abusées ; bientôt l’instruction, dans son indépendance, le ramène au but, et demande pardon au goût d’avoir osé profaner son sanctuaire.

L’homme de génie n’a pas besoin de solliciter la prodigalité de la nature, il n’est embarrassé que du choix. Renonce-t-il à une première idée, que la complaisance dans ses retranchements a été forcée de caresser, comptant pour rien le travail qui a séduit l’inexpérience abusée, dix autres plans affluent à sa pensée, dix autres succèdent. C’est la roche qui couvre le volcan, et veut arrêter la lave brûlante qui menace d’un écoulement. La résistance fait place aux efforts qui favorisent un avide retour, et avance les progrès de l’art par de nouvelles combinaisons.

Cest un météore inextinguible qui va dissiper les ténèbres par l’éclat de ses feux ; il réchauffera les âmes attiédies par la discussion infructueuse.

Tel est l’art dans son abandon généreux. Il paroît se couvrir des remparts qui étayent la foiblesse ; mais docile aux ordres du père des dieux, s’il parcourt, d’un vol hardi, l’espace immense, s’il franchit la vaste étendue de l’horizon, il doit se précipiter et déposer son majestueux appareil pour complaire aux puissances dé la raison. Semblable à la timide colombe, s’il rase un moment la terre, ce n’est que pour s’élever avec plus de rapidité, et s’ouvrir une route assurée dans l’azur de l’air.

La connoissance des lieux change les premières dispositions. L’artiste sentit qu’il devoit tout isoler ; que les habitations communes et particulières, les fourneaux devoient être à l’abri de l’adhérence, toujours à craindre quand elle est enclavée par la multitude. Il sentit qu’il falloit composer avec les vents qui assurent la salubrité ; qu’il falloit préserver les murs d’encagements de 68 la ruineuse activité des feux de réverbère, qui pousse au vuide les masses les plus épaisses, et compromet les avantages du trésor public par les lacunes forcées qu’exigent des entretiens trop souvent répétés.

Il trace de nouvelles lignes pour éviter les reproches que l’on faisoit à celles dont je viens de faire la critique. Je crois qu’elles réuniront tous les avantages que l’on obtient par l’étude et la contradiction qui sollicite l’intérêt commun. 1. Voyez la planche 14. J’ai voulu m’appesantir sur les besoins et les convenances d’une usine productive, où l’emploi du temps offre la première économie. Une discussion aussi étendue ne me laissoit rien à désirer sur les développements du plan.

Je priai le conducteur de vouloir bien me dire ce qu’il pensoit des élévations.

Élévation et coupe

Planche 13

Les élévations ont les mêmes défauts que le plan.

Une façade aussi étendue, aussi peu élevée devoit être isolée dans toutes ses parties. Elle pouvoit être liée par des plantations utiles qui rompent la monotonie des lignes. Elle pouvoit être variée par des arbres verds, pour corriger l’aridité de la saison qui n’offre que l’affligeante dépouille de la nature. Les bossages destinés à consolider les angles, présentent une solidité additionnelle, un cadre découpé par l’habitude.

Cette échelle de refends, que les artistes employent sans réserve, n’est pas celle du vrai goût. Il ne permet que ce qui est nécessaire.

Sans doute la décoration eût été plus pure sans cet accessoire que les ordonnateurs commandent, auquel le métier dans son aveuglement souscrit, et que l’art plus éclairé réprouve.

La coupe paroît être plus d’accord avec les grands principes. On peut surveiller le travail ; on voit tout à la fois. Cest un mouvement qui se croise en tout sens, et laisse appercevoir, entre les entrecolonnements, les tableaux les plus variés. Là, c’est l’Amour qui provoque l’Hymen. Remarquez le dieu, il n’a pas ici les teintes arrondies dont il se charge dans le vuide de l’oisiveté ; il engage un combat sympathique ; le Désir le précède. La Timidité suspend la victoire, et la Pudeur, sous les yeux de la mère, la prépare. Là, c’est la piété filiale qui allège le poids du travail d’un vieillard. Là, c’est la fraîcheur de quinze ans qui languit dans son isolement : elle cherche par-tout son époux, l’apperçoit, et jette dans ses bras les nouveaux fruits de sa tendresse. Par-tout on entend les chants qui expriment la liberté de l’ame : chants inconnus dans le cercle vicieux des passions qui l’altèrent.

Jettez les yeux sur les différents plans ; vous y verrez des masses pyramidales, des oppositions qui contribuent à les multiplier. Voyez ces arbres à hautes tiges qui percent la nue ; d’autres qui se pelottent avec elle. L’horizon est couvert, d’un côté, par le rocher qui reçoit les brûlants adieux du soleil ; de l’autre, l’œil compte cent fabriques harmonieuses qui enrichissent le vallon. Cet arbre isolé dont la masse étale sur le ciel ses rejettons centénaires ; cet arbre, qui couvre une partie de la scène, vaut à lui seul le prix d’un édifice.

Quel imposant repoussoir ! voyez ce que peut la nature ; qu’elle est impérieuse ! ce que vaut un mot, souvent il vaut un poëme tout entier.

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Ce qui a trompé l’Architecte, sur les objets que je viens de mettre sous vos yeux, pourroit aussi vous tromper, si, avant de parcourir le travail qui excite votre curiosité, vous négligiez de connoître les sources de la Loüe 1. Voyez l’article de la maison des surveillants de la Loüe, planche 6., la carte du pays, les motifs qui ont déterminé le conseil suprême à arrêter les constructions que je me propose de vous faire voir.

Carte générale
des environs de la ville de Chaux

Idées préliminaires qui ont dirigé le choix des lieux, l’isolement des maisons
et des autres établissements

Planche 14

L’Auteur de la nature composa l’univers du concours des atômes ; le chaos se développa, et cédant au monde l’espace, leur donna l’impulsion attractive, organisa la voûte azurée, creusa la profondeur des mers ; aujourd’hui le concours des liquides trace un nouveau centre, et provoque l’industrie des habitants du globe. La fable nous dit qu’une goutte de lait échappée du sein de Junon produisit la voie lactée ; ici c’est une goutte d’eau suspendue en l’air qui acquiert en tombant une valeur progressive, et fonde la ville dont vous voyez le plan de masse, tracé sur la carte générale du pays.

On n’ignore pas que les premiers hommes qui ont vécu en société ont successivement développé leur industrie. L’ouvrier recueille le fruit de ses sueurs journalières ; l’artisan s’entoure de ses produits, les assure sur un sol reconnoissant ; le traitant étale ses convenances ; le riche, ses prodigalités ; le grand associe à ses dépenses cent familles qui vivent de son luxe.

L’homme s’agite en tout sens, porte sa demeure où la fortune l’appelle. L’un élève avec la terre une habitation fragile ; l’autre entasse les marbres, les tableaux, les bronzes dans des galeries somptueuses ; les gouvernements assemblent la multitude autour des intérêts nationaux, et transforment les villages en cités populeuses. Si les progressions particulières sont insensibles, celles qui sont stimulées par des vues ultérieures, qui s’associent à leur puissance, sont très-rapides.

Avant que l’art eût levé sa tête d’or, Rome sillonne ses murs avec le soc de l’agriculteur, les cimente avec les conquêtes. Bientôt elle accumule les trésors de l’Asie, les chefs-d’œuvre des arts ; bientôt elle érige des temples à la Valeur. La chaumière de Romulus disparoît ; elle est remplacée par des monuments fastueux qui, encore aujourd’hui, attestent les progrès de sa magnificence. Du néant à la splendeur, d’un projet utile à l’exécution, il n’y a qu’un pas : le temps franchit toutes les distances ; les villes naissent, les empires disparoissent : voulez-vous assurer leur durée ? il faut éclairer ceux qui sont intéressés à leur conservation.

Les premières loix sont celles de la nature, ce sont celles qui assurent la salubrité aux habitants qui fixent leur bien-être sur une terre préférée. Ces premières loix commandent aux vents, et donnent les moyens préservatifs contre leur malfaisance ; l’exécution en est confiée à tous les 70 surveillants de l’administration publique. Voici ce que l’expérience et les recherches nous ont appris : les vents qui soufflent directement sont plus nuisibles qu’on ne peut l’imaginer. Le froid blesse les organes délicats, l’humidité les détend, la chaleur les corrompt.

Jettez les yeux sur la ville de Mételin, dans l’île de Lesbos ; eh bien ! pour avoir été mal disposée, elle entretient tous les vices destructeurs. Les vents du midi engendrent la fièvre ; ceux du couchant excitent la toux ; le septentrion est insoutenable. Batavia, la ville la plus malsaine de l’Inde, est entourée de marais qui dévorent les habitants : les vents qui frappent obliquement sont à préférer. En effet, quelle est la nécessité de prolonger des rues parallèles, quand elles éternisent tous les maux qui naissent de leur position ? Je n’en vois aucune.

Tel, sous la froide constellation de l’Ours, est tourmenté par les vents qui s’élancent du mont Riphée, qui se croit un être sensible, quand il se couvre des dépouilles des bêtes féroces, pour dévorer le genre humain qui se confie à ses soins.

Remontez au principe. Un vice accrédité produit tous les malheurs : consultez la nature ; partout l’homme est isolé. La chaumière du pauvre, le toit qui couvre l’aisance, les lambris de l’opulence, les palais des grands, des souverains ; je dirai plus, avant Auguste les maisons de Rome ne formoient-elles pas des îles séparées ? Ce n’est que la cupidité, la corruption des temps qui les ont agglomérées. Si, depuis, les nombreuses cités ont accumulé les adhérences, si elles ont élevé des étages confidents de la nue, bâti des villes les unes sur les autres, ce n’est qu’aux dépens de la race insouciante qui a privé la moitié du monde de la bienfaisance journalière que le soleil prodigue à l’autre moitié. C’est ainsi que l’innocent se trouve enveloppé dans le supplice des coupables.

Décrivez un angle de quarante-cinq degrés, pour vous rendre compte de tous les désastres qui émanent de ces habitudes destructives.

Voyez les rues incisées dans des longueurs indéfinies ; ne croiroit-on pas que les ombres qui les noircissent ont été préparées dans les urnes funéraires, pour peindre le deuil qui couvre le genre humain. La borne, protectrice de la demeure de l’artisan, éclate sous le poids d’une voiture indiscrette mal dirigée. Le mur opposé est si près qu’il comprime les poumons, restreint les facultés, et répercute les souffles contagieux qu’il renferme.

Parcourez celles qui offrent les plus grandes dimensions ; entourées de fumiers croupis, d’amidonniers, de teinturiers, de vernis méphitiques, de tueries, vous êtes saisis d’horreur à la vue du sang congelé des victimes ; leurs meuglements font frémir dans le jour, et préparent pour la nuit des songes douloureux. Qui peut en disconvenir ? une plaie couverte d’un manteau de pourpre, effraye moins que celle qui laisse entrevoir des chairs corrompues entourées de haillons dégoûtants.

Jettez les yeux sur la place publique, vous y verrez l’oisiveté s’entasser autour du charlatan et remporter dans ses foyers une maladie réelle pour un mal imaginaire qu’elle croyoit guérir. Entrez dans les spectacles, vous y verrez tous les vices s’exhaler ; l’homme épuisé par des sueurs acides, des têtes fumantes qui par-tout une vapeur putride ; entrez dans les dortoirs que l’humanité fonda pour recevoir les fruits désavoués d’un assortiment illégitime ; parcourez ces dépôts réparateurs des maux de tous genres qui affligent l’humanité, l’indigence ; voyez ces voûtes ténébreuses qui recèlent la présomption du crime et soustrayent l’innocence au ressentiment d’un ennemi puissant; vous verrez tous les vices morbifiques se communiquer par l’attraction ; par-tout où les yeux s’arrêtent, on rencontre l’homme abusé qui morcèle son existence ; par-tout il accélère sa ruine et propage sa destruction. Est-ce ainsi que vivoient nos ayeux sous le règne heureux de Saturne ? Jupiter n’avoit pas encore appesanti son joug sur les mortels. Faut-il se jouer ainsi du malheur des hommes et leur faire payer en douleurs l’air qu’ils respirent ! faut-il leur vendre l’eau que le ciel prodigue à tous !

Le moindre des maux que lui prépare son inconsidération, c’est l’embrâsement d’un quartier dont les souterrains remplis de bitumes dévorent en un moment les fortunes mobiliaires, les 71 titres conservateurs des propriétés, les chefs-d’œuvre des arts. Quelque chose que l’on fasse, le torrent des maux se précipite avec le plaisir. Avant que la trompette guerrière ait effrayé les humains de ses accents redoutables, avant que l’enclume ait gémi sous le marteau pesant qui forge les chaînes, l’ambition ne s’étoit pas concentrée dans ses intérêts ; ce n’est qu’avec beaucoup de peine, sans doute, que la raison put éveiller les administrations sur les griefs de l’humanité désolée.

Sans doute on vous dira que les cités trop étendues perdent beaucoup de terrain ; on vous dira que le sol oriental est prodigué, que les maisons de Pékin, de Batavia étant isolées, dérobent à la culture des terres qui seroient plus utilement employées ; voilà comme on divague, dans le vuide d’une question oiseuse ; c’est ainsi que l’on répond aux conséquences, quand on croit éloigner le principe.

Qui pourra justifier la nécessité d’accumuler la multitude, quand sa destruction est certaine ; quand les ciseaux de la Parque, sans cesse suspendus sur elle, coupent avant le terme fatal la trame qui l’enchaîne à la vie ? Quoi ! la terre qui acquerroit le droit de prolonger les jours des humains, ne seroit pas aussi utilement employée que celle qui leur donne l’existence journalière ! quelle erreur ! Calculez l’égalité physique qui a conçu l’homme ; quelque grand qu’il soit il n’a pas six pieds ; calculez la superficie des grandes villes, vous verrez que si l’isolement étoit fixé par des loix répressives, elle suffiroit à la répartition.

Cependant qu’arrive-t-il ? L’un possède dix arpents de terre, l’autre occupe, sur un sol brûlant, deux toises superficielles ; l’habitude est si grande en toute chose, que personne n’est frappé de ces entraves bizarres. Le sentiment le plus doux de l’humanité est méconnu ; l’instruction, qui attise son flambeau pour éclairer les siècles, est méprisée ; la philosophie, qui surveille les écarts de l’ordre social, repoussée ; la précaution qui assure la salubrité, les élans de l’art qui vivifient le commerce et augmentent la richesse des empires, font éclore mille détracteurs. Comment voulez-vous n’en pas trouver, si vous déviez de la voie commune ? La patrie n’a qu’un maître : la loi naturelle maîtrise le monde, mais l’opinion, comprimée par l’intérêt, en a cent mille. Le soleil brûlant échauffe les têtes et les fait déraisonner au gré du caprice.

Ignorez-vous ce qu’il en coûte à ceux qui osent changer la masse des idées reçues ? le croiriez-vous ? On couvre de ridicule celui qui, le premier, décida la mère à allaiter son fils ; cette loi gravée dans tous les cœurs, est reléguée dans les campagnes ; et si on dérobe à la ville quelques moments aux plaisirs tumultueux, ce n’est que pour suivre le ton du jour, ce n’est que pour promener l’appareil imposant de la maternité entourée du respect public.

Rarement on est guidé par le sentiment impulsif qui honore l’humanité. On refuse les honneurs de la sépulture au plus beau génie du siècle, parce qu’il a dépouillé la morale des langes superstitieux qui l’enveloppent ; on livre à la persécution celui qui a desséché les marais de la plus grande cité de la France1. Voyez les Propylées de Paris.. Il établit des pentes préservatrices de la putréfaction ; il ouvre des communications commerciales, des promenades parées de tous les accessoires qui contribuent à égayer la vue et à augmenter les revenus publics. Quelle est sa récompense ? On lui ravit sa fortune ; ses affections les plus chères succombent sous le poids des injustices. Pour combler la mesure des maux, qu’obtient-il ? la permission de vivre 2. L’artiste a fait un travail infructueux : on a payé l’ouvrier. Belle leçon pour ceux qui courent les grands événements. O postérité ! me vengeras-tu ?.

Le mal a ses habitudes comme le bien ; l’artiste lutte sans cesse contre les passions qui circonscrivent l’ignorance. Opère-t-il le bien, ce n’est qu’à la faveur du temps qui déploie toujours des ailes tardives. Il arrive un moment où l’impartialité reprend ses droits : les vérités constantes qui associent les nations aux principes qui constituent leur splendeur, surnagent et triomphent du sentiment isolé, qui auroit pu les retarder.

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Description de la ville

Motifs qui peuvent fixer l’aisance des habitants, l’étendre, la consolider

Entre deux rivières assez distantes pour que l’on ne soit pas atteint par les vapeurs humides que le ciel répand quand il les a élevées dans les régions supérieures1. La ville de Paris, sous Jules César, étoit placée au centre de deux rivières. L’île Notre-Dame.abritées au nord, au couchant équinoxial par la forêt de Chaux, on voit seize rues qui tendent à un centre commun.

L’hôtel-de-ville représente, et tient dans sa sagesse, la balance des intérêts individuels : c’est-là qu’on distribue les récompenses et qu’on punit le crime.

Les écoles publiques développent les premiers germes de la vertu et enseignent une saine morale ; les cazernes offrent aux enfants de Mars le repos ; l’humanité reconnoissante panse les blessures et fournit un azile à la valeur ; des fontaines bienfaisantes jaillissent sans cesse pour épurer l’air et réprimer l’incendie ; des fanaux placés à des distances calculées, éclairent la surveillance nocturne. Au levant, au midi la voie publique est bordée par des arbres qui protègent les toits et offrent des promenades à l’abri des chaleurs excessives ; on y voit la maison du commis, les portiques du marchand ; le péristyle du riche préserve le pauvre des intempéries de l’air ; les fonds meublés de toutes les variétés qui composent un tableau pittoresque, communiquent leur fraîcheur au sein de la canicule, et rompent les vents impétueux du Bélier.

Plus loin, c’est un monument destiné aux récréations du peuple, aux exercices qui développent ses facultés. Voyez-vous ces bains où l’indigence cherche un remède aux maux qui l’affligent ? C’est-là que l’homme du monde, énervé par le plaisir, vient consolider ses nerfs affoiblis par les veilles et les voluptés destructives. Voyez-vous ces promenoirs où les maladies de tous genres précipitent en tout sens les mouvements qu’elles ne peuvent déguiser, et tant d’autres édifices dont nous avons parlé dans l’introduction ?

La ligne intersécante du grand diamètre traverse la Loüe, des plaines immenses, la ville, la forêt, le Doubs, le canal de Genève, les pâturages helvétiques ; à gauche, la Meuze, la Mozelle, le Rhin, le port d’Anvers, les mers du Nord apportent jusques dans les déserts de la Sybérie, les fruits précoces et tant désirés de notre commerce et de nos arts. Source inépuisable de richesses, c’est toi qui es le produit de toutes les autres ; c’est par toi que la reconnoissance naturelle des nations se vivifie, c’est par toi que les fortunes se régularisent, que les empires s’accroissent et montent à l’apogée de leur splendeur. Le petit diamètre aligne les rues d’Arc et de Sénans, les forges de Roche, des papeteries, des cireries : quel mouvement ! Les uns polissent l’acier, cizèlent le cuivre, soufflent le cristal ; les autres coulent le métal foudroyant qui maintient le droit des nations.

L’industrie, sous les voûtes du marché, attire l’abondance ; le culte religieux placé au centre commun, appelle la piété ; le Pacifère accumule les tables des loix et remplace le temple de la Concorde ; le calendrier de l’honnête homme rassemble toutes les vertus.

Jettez les yeux plus loin, vous verrez les souplesses argentées de la Loüe développer ses sources ; ce n’est pas ce fleuve tortueux qui craint de se rencontrer vers les pôles opposés où règne une nuit éternelle ; c’est cette douce haleine des chevaux du Soleil qui souffle sur elle les vents 73 productifs. Jamais elle n’offre les désastres qui punissent les peuples coupables ; contenue dans les limites de la bienfaisance, elle arrose des bords fertiles, et quand elle se répand dans la plaine, ce n’est que pour favoriser les propriétés, ce n’est que pour les accroître : par-tout elle étend ses prodigalités ; si elle distrait une partie de son pouvoir auprès de Roche, pour l’étendre sur les longues lignes dont les contours vous séduisent, ce n’est que pour le signaler de nouveau en faisant mouvoir cent mille ressorts qui animent les produits de la graduation.

C’est être en léthargie que de ne pas sentir le mal quand la douleur agace nos sens ; mais on est perclus de goût, si l’on est insensible aux positions privilégiées qui saisissent toutes nos facultés.

Etendez la vue sur ces pentes adoucies par la nature ; quels charmes elles présentent aux yeux ! De tous temps le langage commun du pays, voulant expliquer son enthousiaste gratitude, les appella le Vallon de l’Amour.

Tels étoient les beaux lieux célébrés par les poètes ; tels étoient les climats heureux où la Volupté auroit élevé des palais à la mollesse des cours ; tels étoient sans doute ces champs délicieux où les Ris et les Jeux fixoient leur retraite, où la déesse des amours auroit attiré le dieu des combats.

Si j’étends ma vue plus loin, par-tout je vois les faveurs du ciel répandues sur cette terre préférée. Mon imagination s’égare, elle s’élance sur les monuments fastueux qui transmettent à la postérité la puissance des empereurs, la grandeur de Charlemagne.

Rien ne peut contenir le torrent qui l’emporte ; elle pénètre ces voûtes qui distribuent l’abondance, ces voûtes rivales de l’Éthérée, d’où naissent et coulent les fleuves qui fertilisent le monde, ces antres qui recéloient les trésors des Césars1. Les grottes d’Auxelles.

Elle s’agrandit par la trace de leurs conquêtes, par les arcs qui rappellent leurs victoires 2. L’arc de Besançon.. Que de puissants moteurs pour stimuler les conceptions susceptibles de s’enflammer !

Qui pourroit disconvenir que les évènements qui ont élevé ou détruit ces colosses politiques, les scènes attérantes qui rapetissent l’homme, quand il est placé au point de distance, ne nous offrent une succession ouverte à tous les élans de l’esprit humain ?

Suivez l’impulsion qui vous poursuit ; parcourez le dédale impénétrable de la forêt ; parcourez ces larges routes qui se rétrécissent et se perdent dans le vuide de l’immensité ; ces sentiers où la lumière et l’ombre, dans leur lutte économique, ménagent la clarté propice au sentiment. Vous qui foulez aux pieds les siècles où règnent les préjugés et les vices ; vous qui fondez vos jouissances sur l’espoir d’un avenir heureux ; si vous êtes privés des arts consolateurs, c’est-là où vous trouverez le bonheur mêlé de tendresse et de douceurs domestiques ; c’est-là enfin où vous trouverez les principes qui font aimer les mœurs sévères. Vous y verrez des familles cénobites multiplier leur existence sur les bases naturelles qui fixent les devoirs de l’homme ; vous y verrez le travail dédaigner le tumulte des villes, abjurer la rouille du repos, et s’agiter en tout sens dans le silence des bois.

Un cercle immense s’ouvre, se développe à mes yeux ; c’est un nouvel horizon qui brille de toutes les couleurs. L’astre puissant regarde audacieusement la nature, et fait baisser les yeux aux foibles humains. Tu ne crains pas, productive activité, de passer la ligne brûlante. Mère de toutes les ressources, rien ne peut exister sans toi, si ce n’est la misère ; tu répands l’influence qui donne la vie ; tu égayes les déserts arides et les forêts mélancoliques.

Voyez, voyez le mouvement qu’elle imprime ; les uns frappent à coups redoublés ces corps robustes qui effrayent la pensée, quand l’aquilon fougueux vient les renverser ; les autres déracinent leurs antiques fondations et les arrachent au sol qui les porta si long-temps ; d’autres coupent les branches dont les ombres protectrices étaloient leurs bienfaits ; d’autres les livrent aux braziers 74 ardents qui éclairent la nuit, pour alimenter les fourneaux du chimiste et les cuisines dévastatrices des grands. D’autres scient, équarissent, refendent les masses effrayantes qui supportent les voûtes des portiques où s’assemble la multitude ; d’autres veillent à la conservation des bois, des chemins, fabriquent les cercles, assemblent les foudres destinés à l’exportation des sels et des liqueurs bachiques ; d’autres cultivent des champs fertiles, défrichent les pentes incultes, élèvent de nombreux troupeaux, et récoltent les résines intarissables du sapin.

C’est un monde isolé du monde ; c’est un peuple laborieux qui développe et fait éclore tous les germes que la terre, dans son contrat tacite avec les humains, a promis de féconder. Semblable à l’abeille qui voltige de fleur en fleur pour saisir les sucs qu’elles contiennent, on voit la timide enfance apporter à la masse les richesses éparses des saisons, pour corriger la pénurie de l’hiver.

En sortant de la forêt et descendant sur les bords du Doubs, on découvre un port qui reçoit l’affluence de toutes les marchandises du globe ; on y voit des entrepôts conservateurs de la confiance des nations ; des portiques qui mettent à l’abri les huiles exposées à la fermentation.

Ici, le canal de Dôle se marie à l’Yonne ; elle multiplie, et ses enfants roulant leurs eaux dans les mers du midi, favorisent des retours avantageux. Là, le Doubs sollicite la Meuze pour se joindre au Rhin. Le port d’Anvers s’ouvre et fait partager au laborieux Batave les fruits précieux du commerce. En suivant la route percée au centre de la forêt, vous voyez de tous côtés des champs cultivés qui offrent l’espoir de récoltes abondantes : la terre est ouverte de toutes parts, et ses flancs féconds produisent le charbon, le fer, le cuivre, des pyrites et tant d’autres richesses dédaignées par l’abondance : on durcit la fougère ; le verre fait revivre les formes que l’antique pureté réclame.

O toi ! cause éternelle, soutien des talents, ouvre moi ce grand livre de la nature ; qu’il me soit permis d’y lire les hautes destinées que tu prépares. Depuis les limites éloignées de Saturne jusqu’à Mercure, dont le disque est à peine apperçu par ceux qui ont le secret du ciel, apprends nous le profit que l’on peut faire de toutes ces routes liquides que le commerce veut tenter.

Vois-tu le canal du Rhône, celui d’Iverdun qui conduit au lac de Bienne, les bois de la marine tirés de la Suisse, de la Savoie ; la chaux maigre qui durcit dans l’eau et remplace la pouzzolane ; vois-tu l’Arve, creusé dans un court espace, faciliter les transports du pays de Gex, du Bugey, de la Chatagne, du Chablais ; vois-tu les sapins rouges de Vollay, ceux de Châlons, de Merlogne, les fers de Moret, du Grand Vaux, l’horlogerie, la quincaillerie, la verrerie de Chezery, affluer de toutes parts ?

Si vous rendez à la culture des terres précieuses, des hommes ingrats qui la méconnoissent quoiqu’elle les ait comblés de ses prodigalités, que de leviers puissants pour déplacer l’inaction et faire mouvoir l’industrie ; que d’issues ouvertes à l’économie ! Tels furent sans doute les motifs contenus dans un rapport fait au conseil ; tels furent les vues générales qui ont déterminé l’administration à arrêter sommairement la ville et tous les établissements dont je viens de vous faire la description.

J’avoue que j’avois besoin de cet exposé pour me convaincre qu’une goutte d’eau suspendue, pût, en retombant, soulever l’industrie et la porter jusques au bout du monde.

Je conviens que l’exaltation des idées peut, en échauffant les esprits, développer des vues dont la froide raison semble éloigner la maturité ; je sais même qu’elle peut accueillir les délires que l’imagination suggère ou que la faveur accrédite.

Mais quand je rassemble toutes les connoissances acquises sur les salines de l’Europe, je ne vois rien qui justifie cet écart. Les arrivées sont avilies par les matières crasses qui les entourent ; les murs, salis par les vapeurs qui les enveloppent ; les toits qui se perdent dans la nue, exhalent à travers l’argile, une épaisse fumée qui fait disparoître les formes, et les confond avec les chimères de la nuit.

Vos réflexions m’affligent. Faut-il enterrer des millions sous les haillons de la misère ? Faut-il 75 suivre des traces nouvelles qui nous égarent, quand le flambeau du siècle éclaire la route qu’il convient de tenir ?

Les développements appartiennent à celui qui les conçoit, et vous n’étiez pas obligé de les deviner. Vous pouviez bien savoir que c’est ordinairement la situation des lieux qui provoque l’art, mais vous n’auriez pas imaginé qu’ici c’est l’art qui développe les ressources des lieux, les étend ; vous n’auriez pas imaginé que c’est lui qui prépare l’abondance des siècles à venir.

Je conviens que les productions, de quelque genre qu’elles soient, si elles sont enclavées ou circonscrites, perdent la plus grande partie de leur valeur ; si le gouvernement néglige les retours utiles qu’il obtient par les communications qui accélèrent les transports ; s’il néglige les échanges commerciaux qui facilitent le débit de la denrée journalière, eût-il dans ses mains tous les biens de la terre promise, il ne retireroit aucun profit de l’abondance qu’il concentre.

Je sais bien que ce qui détermine le choix de l’emplacement d’une ville, c’est l’affluence des moyens, qui doivent l’approvisionner ; mais à quoi bon cet assortiment somptueux de bâtiments, dont les besoins très-ordinaires semblent exclure toute dépense excédante ?

Que dites-vous ? le luxe des formes qui en impose au vulgaire, n’a rien de commun avec la dépense qu’elles occasionnent, que le choix de celui qui en dispose. Est-ce que les poumons de Démosthène à la tribune, font plus d’efforts que ceux du charlatan stupide qui aboie dans la place publique ? Les constructions les plus simples prennent des formes monumentales quand l’utilité publique sollicite la durée des temps et la splendeur des arts.

Quoi ! dans un pays où l’inconstance ne permet pas d’esquisser un village, vous voulez construire une ville ?

Oui, sans doute. En concevant tout ce qu’il est possible d’exécuter, on éveille l’intérêt personnel, les valeurs s’accroissent chaque jour, et on calcule d’avance les résultats. La conviction, entourée de ses lumières, presse la mesure et réalise en un jour les vues abandonnées d’un siècle insouciant. Tout reprend la trace impérieuse de la nature, de nouvelles circonstances développent de nouveaux intérêts.

Quand le monde seroit bouleversé par des idées nullement attractives ; quand la plus profonde ignorance fouleroit à ses pieds les débris de toutes les connoissances, la ligne de démarcation qui fixe la destinée des peuples, les ramène au point où leur intérêt les attend. C’est la roche escarpée qui descend des hautes montagnes et aboutit à un centre commun, guidée par un ravin impératif. C’est un torrent qui entraîne tout ce qu’il soulève par le mouvement irrésistible de ses eaux précipitées.

Les développements de détail que vous avez désirés contribueront beaucoup à accélérer vos connoissances. Je vais remettre sous vos yeux tous ceux qui sont confiés à mon inspection.

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Vue perspective
de la ville de Chaux

Planche 15

La nature ayant donné aux yeux un crédit plus étendu qu’aux oreilles, il nous a paru inutile d’entrer dans une discussion qui retraceroit imparfaitement ce que l’on a dit du plan général de la ville, de ses environs, de ses dépendances, des établissements prévus.

Une perspective 1. Voyez les traités de perspective de Pozzi, Leclerc, trop compliqués, mais cependant qui donnent une méthode préférable.Le principe est dans ce qui plaît. Le goût doit précéder toutes les opérations. Avec la sévérité des lignes et la sèche application des principes, rarement on fait ce qui est le plus agréable aux yeux.Les procédés de la perspective scientifique sont longs, fatiguent : elle entraîne des dégoûts, mais elle est sûre. La perspective usuelle abuse, égare ; rarement elle présente la vérité. Il y a des moyens de tout accorder, de simplifier le procédé.Je suis étonné qu’on ne Tait pas soumise à l’instruction ; cette connoissance est très-nécessaire aux peintres et aux Architectes. C’est un moyen, pour les derniers, de développer des masses et de se rendre compte d’avance des effets qu’elles doivent produire quand elles sont exécutées. rassemble dans son cadre tous les points que l’œil peut parcourir ; mais autant la nature est vaste, autant son imitation embrasse un cercle étroit. Si elle a donné à un de nos organes une portion d’étendue qui se fortifie par l’exercice, si elle l’a prolongée par le secours des oculaires qui franchissent les plus grandes distances, il n’en est pas de même de la liberté de concevoir ; elle ne peut être bornée à la vue des terres qui se confondent avec l’horizon : ces champs qui nous paroissent immenses sont trop resserrés pour elle.

L’immensité des cieux n’est pas trop grande pour son domaine ; si elle compare le vuide qui l’enveloppe, si elle conçoit le moyen de le remplir, si elle contemple la création, le sublime assemblage du monde, toutes ces merveilles, loin de restreindre sa puissance, ne servent qu’à l’augmenter. Elle n’est pas effrayée de cet être parfait qui mit la terre en mouvement et la perfectionna ; si elle parcourt l’empire inextricable des idées, les fantômes obéissent à sa voix ; ils paroissent, se changent, se divisent, s’évanouissent ; arrive-t-elle à la perfection par des formes que l’imagination embellit, si elle est séduite par celles qui font naître l’admiration, elle ne dégénère point en idolâtrie, par l’influence d’un amalgame trompeur qui en impose et que l’on prend pour le génie.

Malheur à celui qui ne verroit matériellement que ce qu’on lui fait voir : de plans en plans, de scènes en scènes, traverse-t-il une épaisse forêt pour découvrir la retombée de la voûte éthérée qui la renferme ; il aura sans doute été peu favorisé par cet astre bienfaisant qui féconde la lumière, s’il ne voit pas au-delà.

Enfermez l’homme de génie dans quatre murs, dans ses rideaux ; il voit au milieu des ténèbres et mesure le monde ; le sommeil n’est pas fait pour lui : entouré des plus séduisantes chimères, qu’il réalise à son réveil, il maîtrise le temps, le temps qui maîtrise la nature ; et si, dans son isolement, il cède à l’harmonie du jour qui modifie le repos et l’accorde avec le travail, ce n’est 77 que pour rapprocher les découvertes qui se touchent dans l’esprit humain, et qui cependant sont séparées par des siècles.

Passons aux plans de détail qui peuvent amuser vos loisirs.

Plan général de la saline,
tel qu’il est exécuté

Planche 16

Un des grands mobiles qui lient les gouvernements aux résultats intéressés de tous les instants, c’est la disposition générale d’un plan qui rassemble à un centre éclairé toutes les parties qui le composent. L’œil surveille facilement la ligne la plus courte ; le travail la parcourt d’un pas rapide ; le fardeau du trajet s’allège par l’espoir d’un prompt retour. Tout obéit à cette combinaison qui perfectionne la loi du mouvement.

Rien n’est indifférent, des vérités on obtient la vérité ; on obtient les notions essentielles des abstractions qui peuvent les retarder. Comme on fait jaillir la lumière en aiguisant le rocher, le monde intellectuel commence où l’action s’active par une puissance irrésistible.

Voyez ce que l’art perd s’il manque l’occasion de servir la chose publique ; voyez ce que la chose publique perd quand elle érige des monuments utiles et qu’elle les abandonne à l’insouciance qui perpétue ses désastres ; elle ne peut s’associer à l’instruction des siècles, et par la réaction inévitable perd le moment de les faire revivre. L’homme compromet ses facultés dans la léthargie des sens qui les absorbe. Semblable à ce tyran d’Héraclée, il dort d’un sommeil si profond que pour l’éveiller il faut lui enfoncer des aiguilles dans les chairs. Rien ne peut la garantir des vices que le temps accumule ; la précaution, ce sentiment inquiet qui éveille la prudence, si elle est mal dirigée ne peut assurer l’avenir contre les dangers qui le menacent. Ici le présent transige avec les siècles : placé au centre des rayons, rien n’échappe à la surveillance, elle a cent yeux ouverts quand cent autres sommeillent, et ses ardentes prunelles éclairent sans relâche la nuit inquiette.

L’assentiment d’un administrateur, dans les arts, est de la même nature que ses autres affections ; plus il est instruit, plus il est confiant, mais on ne peut exiger de lui les connoissances de détail ; c’est à vous, dispensateurs des hautes destinées, que les bonnes vues préparent, de le diriger, c’est à vous de prévenir les écarts qui pourroient le compromettre ; vous le devez par une juste gratitude qu’exige son noble abandon.

Mais revenons au plan. Convenez que celui-ci rassemble plus d’avantages que le premier, planches 12 et 13 ; la forme est pure comme celle que décrit le soleil dans sa course. Tout est à l’abri du sommeil de l’oubli. On n’a pas à redouter les adhérences contagieuses qui soumettent un incendie total à une indiscrétion partielle. Par-tout l’art réveille la sollicitude ; il commande, on lui obéit ; par-tout il assujettit les événements. Ce qui contribue le plus à éloigner les progrès des arts, c’est le sentiment ordinaire que l’artiste attache à sa propriété. En secret, il caresse une première idée qui, souvent, n’est appuyée que sur les regrets trop sensibles d’un travail sans succès. Malheur à celui qui ne pourroit se dépouiller des considérations qui paralysent ses moyens, et les circonscrivent dans des habitudes communes.

Déjà la discussion qui avoit amusé les loisirs du souper appelloit insensiblement le sommeil. 78 Il s’empare de nos sens fatigués, nos yeux s’appesantissent ; nos phrases commencées et suspendues se confondent dans la fatigue du jour. Il falloit se séparer de l’inspecteur des ateliers, il falloit solliciter ses soins obligeants pour le lendemain.

Livré à mille réflexions que le recueillement amoncèle, je rassemble mes souvenirs, je rappelle à mon imagination ce que j’avois vu, ce que j’avois entendu ; je compare, ma pensée s’éloigne et s’enveloppe dans les voiles de la nuit, mes facultés m’abandonnent ; je réfléchis sans suite, je sommeille sans repos, et m’endors.

Où tendent vos efforts, désirs irrités d’accumuler des connoissances ? Il ne faut qu’un moment pour tout perdre : qui peut assurer le réveil ?

Puissances nocturnes, qui nouez chaque jour le fil de la vie pour nous donner un nouvel être, faites que je me réveille avec la mesure de bonheur que l’étude des arts assure à ceux qui méprisent les fausses vanités.