Par Dominique Massounie, texte de travail pour le webminaire du 18 juin 2020

Nous allons collectivement contribuer à l’élucidation de L’Architecture considérée sous le rapport de l’art, des mœurs et de la législation. Ce texte, réputé avoir été rédigé par Ledoux durant son emprisonnement, entre novembre 1793 (9 frimaire an II) et janvier 1795 (23 nivôse an III), soit près de quatorze mois, est constitué d’une introduction et de nombreuses notices accompagnant les plans, coupes, élévations et vues perspectives de la Saline royale d’Arc-et-Senans, de diverses constructions dans le territoire environnant, du projet de ville de Chaux et du théâtre de Besançon. Publié en 1804, ce volume seul le fut du vivant de Ledoux. Il contient cent vingt-cinq planches, mais l’Œuvre gravé de cet architecte est bien plus considérable. Je vous propose dans cette présentation un premier bilan des connaissances que nous avons de l’illustration de l’Œuvre bâti et projeté et du projet de publication de L’Architecture.

L’illustration

La publication de L’Architecture en 1804, tome premier, n’est que l’aboutissement d’une longue entreprise débutée durant la décennie 1770. Depuis la Renaissance, les architectes réputés avaient pour habitude de faire graver les plans des édifices les plus importants édifiés par leurs soins, mais aussi souvent ceux de leurs meilleurs projets. Ledoux perpétue donc une tradition lorsqu’il s’adresse en tout premier au graveur François Noël Sellier (né en 1737, Ledoux en 1736) au moment où il travaille au dessin des édifices de la saline royale d’Arc-et-Senans (maison du directeur, logement des ouvriers, bernes,…). Quelques planches sont datées : 1776, 1777 ou encore 1781. Ces premières planches, antérieures à la Révolution, sont de deux sortes. Les édifices sont présentés en perspective dans un environnement paysager : la porte de la saline, la maison du directeur, la maison de M. Witt. Les autres sont des planches d’architecture, qui fournissent à ceux qui savent les lire, les informations indispensables pour voir les détails de la construction, soit les plans, les élévations, les coupes des édifices. Certaines planches regroupent plusieurs plans (hôtel d’Hallwyl, grenier à sel de Compiègne), d’autres deux élévations (palais de Mme du Barry, rue d’Artois), une coupe et une élévation ou encore les trois formes de représentations. Leur composition varie d’ailleurs et devra faire l’objet d’un examen systématique, un travail qui sera confié au doctorant recruté dans le cadre du projet. Il existe plusieurs versions de la porte de la saline qui laissent penser que Ledoux, conscient de l’ampleur de la tâche, cherche rapidement plusieurs interprètes compétents parmi les graveurs parisiens (trois versions, publiées dans l’édition De Nobele en 1962, celle de Varin connue, une de L. F. Duruisseau, datée 1780, très maladroite, et une dernière du graveur Delagardette). L’étude matérielle des gravures reste à faire. Elle est fondamentale pour la datation de l’illustration.

Les graveurs se succèdent ou pour beaucoup travaillent simultanément jusqu’à la décennie 1790. Sellier est l’interprète de la première heure : il participe à la gravure de la saline mais aussi des hôtels d’Hallwyl et d’Uzès, de Thélusson, des châteaux de Mauperthuis et de Bénouville, des édifices pour Mme du Barry et les maisons Saint-Germain, Guimard, Tabary, Witt, de la bergerie de la Roche-Bernard. Il collabore avec Angélique Moitte, pour la vue perspective de la bergerie ; cette dernière représente aussi le marché de la ville de Chaux. Ledoux emploie Pierre-Gabriel Berthault, dont on connaît plusieurs vues gravées des événements de la Révolution, un spécialiste de la perspective, excellent graveur d’architecture. Les frères Varin, Joseph et Charles-Nicolas collaborent durablement avec l’architecte : le premier grave la perspective de Besançon, le second le frontispice de L’Architecture. Tous deux sans doute représentent l’hôtel de ville de Neuchâtel. Bovinet (peut-être pas Edme, né en 1767) exécute la vue perspective du pont sur le Loue, et avec Coquet celle de la maison du directeur, de l’Oïkema et de la forge à canons. Coquet succède à Sellier pour représenter en perspective la caisse d’escompte, seconde version ; il grave des maisons de campagne. Nicolas Ransonnette, graveur de Monsieur, bien connu pour s’être associé au début du XIXe siècle à l’architecte Jean-Charles Krafft pour les recueils des maisons modernes de Paris et des environs, est un fidèle de Ledoux : il signe dix planches dans le premier tome, des propylées et les maisons Hosten. Il partage avec Varin l’illustration de la ferme générale. À Van Maëlle, on doit les propylées de la rue aux Rats ou temples grecs péristyles, la patache de la Rapée, le bateau qui patrouille sur la Seine pour la perception de l’octroi, plusieurs autres barrières et la plupart des plans du palais de justice et des prisons d’Aix. L’entresol du palais de justice est signé par la « femme Groux », tandis que les coupes et élévations sont exécutées par Varin.

Plusieurs graveurs travaillent donc simultanément à l’illustration d’un même édifice. Peut-être certaines planches sont-elles également revues à une date ultérieure. Ces questions devraient pouvoir être éclairées. Mais Van Maëlle semble être l’interprète le plus efficace de ce que Michel Gallet appelle le style radical, qualifié de révolutionnaire par d’autres (Gallet, 1980, p. 223), c’est-à-dire les gravures les plus sobres et en même temps les plus surprenantes par la modernité de la représentation comme celles de la maison de campagne de la princesse de Conti, de la maison de plaisir, des barrières, du vestibule de Thélusson vu depuis la grotte, des plans de la maison de négociant et de nombreuses maisons de campagne. Delettre grave plusieurs propylées. Un Nicolas Louis Rousseau exécute la maison de commerce de la rue Saint-Denis. Sixdeniers représente des guinguettes, mais aussi la fameuse vue sous le pont de l’école rurale de Meilland. Nicolas François Joseph Masquelier, graveur en taille douce, réalise la vue du palais épiscopal de Sisteron, le bas-relief du fronton de la maison Hosten, en 1793. On trouve aussi les signatures de J.-J. De la Porte, Bordier (vestibule de Thélusson), Geoffroy (pl. 76 des Inédits, maison de campagne), Héluis, Boutrois (Inédits, « Maison de M. de … »), Simon associé à Van Maëlle, Coigny et Crépy auteurs des frises de la barrière d’Enfer.

Toutes les gravures ne sont pas signées : qui exécute les deux vues inversées de l’arc triomphal de l’hôtel Thélusson ? Ledoux, formé à la gravure d’après l’architecte Jacques Cellerier, s’est-il parfois passé d’interprète ? Voici quelques-unes des questions auxquelles le doctorant devra répondre, aidé par l’équipe scientifique mais aussi nos partenaires des bibliothèques.

Le nombre des gravures est très important, un demi-millier : rassemblées dans une base de données en cours d’élaboration elles seront intégrées à l’édition numérique. Elles sont conservées dans diverses bibliothèques et dans des collections privées pour celles regroupées dans les deux volumes de 1804 et 1846 (Londres) puis 1847 (Paris) pour l’édition Ramée. Le troisième grand ensemble est celui des Inédits, rassemblés dans un recueil factice, avec des dessins, conservé à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris (publié par Gallet, Inédits, 1991). Il existe également quelques gravures dispersées : dans la collection Maciet à la Bibliothèque des Arts décoratifs (la numérisation est en cours, tout comme celle du Ramée de 1847), à la Bibliothèque nationale dans la série topographique du département des Estampes (série Va, numérisation prévue) mais aussi dans les fonds des graveurs français, aux Archives de la Seine-et-Marne pour la vue du village de Mauperthuis (AD 77, 6 Fi 171) et quelques autres localisées ou à découvrir. Deux élévations du palais du Landgrave de Cassel étaient autrefois dans la collection Jean-Charles Moreux. Quelques dessins préparatoires sont connus : celui de la vue du théâtre projeté pour Marseille (collection Tchoban), la vue des écuries de Mme du Barry (Librairie-Galerie Cambon, catalogue n° 15). D’autres sont conservés en Angleterre, aux Pays-bas, à Sceaux, à Besançon, à Aix (Gallet, 1980, p. 6). Mais le plus frustrant est que presque tous ont disparus ; les deux cent soixante-treize dessins qui ont été envoyés en Russie à la veille de la Révolution n’ont pas été localisés (sont-ils détruits ?).

Le projet éditorial : éléments de chronologie et d’analyse

Avant de concevoir le tome premier de L’Architecture, l’architecte offre des recueils de planches, tous différents a priori ; deux étaient connus jusqu’alors ; j’ai pu localiser un troisième recueil offert à l’Académie de Lyon en 1782.

  1. Le plus ancien est le recueil Joly de Fleury, de la collection Carlhian : offert en 1781 au contrôleur général des finances, reliure aux armes du marquis d’Estampes : « Ce livre m’a été donné le 28 avril 1791 par M. de Fleury, mon oncle, ministre d’État. » Il comporte quarante-huit feuilles regroupant soixante-dix-huit gravures (cuvettes).
    À LOCALISER.

  2. Vient ensuite le recueil de Lyon (inédit), offert à l’Académie en 1782.
    À DÉCRIRE.

  3. Puis le recueil Lefèvre d’Ormesson (Henri François de Paule III L. d’O.), successeur de Joly de Fleury, relié à ses armes, qui lui fut certainement offert en 1783 et qui est conservé à Rome, Biblioteca romana Sarti (Accademia di San Luca), contenant 85 gravures.
    À ÉTUDIER.

Le recueil Doucet, conservé à la bibliothèque de l’INHA (Fol Res 169) numérisation programmée) n’a été relié qu’au XIXe siècle, il contient pourtant plusieurs états « primitifs » de la gravure, comme celui de la carte du Val d’Amour, gravée par Dupuis, sur laquelle la ville projetée ne laisse pas encore planer son ombre, ou encore le premier projet de la façade de la maison Tabary. Deux volumes sont rassemblés sous la même cote et, dans le second, Ledoux voisine avec d’autres architectes. Ils contiennent cent soixante gravures réparties sur cent quarante-six planches.

Le recueil des Inédits de la BHVP publié par Gallet en 1991 (aujourd’hui numérisé et accessible en ligne) est constitué de planches collées dans un volume au XIXe siècle également, peut-être par Daniel Ramée. Certaines planches sont inachevées, numérotées, annotées à la mine de plomb, les paysages sont esquissés : au moins quelques-unes de ces planches ont servi à Ledoux pour élaborer la gravure finale.

La publication du Prospectus en 1802 est précédée de plusieurs annonces qui nous informent que Ledoux envisageait de publier avant la Révolution. La première mention de L’Architecture est donnée par Thiéry dans son Almanach du voyageur à Paris en 1784 (p. 336 ; Gallet, 1980, p. 224) - l’architecte obtient le chantier des propylées en juin – puis dans le Guide des étrangers en 1787. En 1789, la publication semble imminente puisque Varin grave le frontispice et Ledoux se sépare de deux cent soixante-treize dessins, réceptionnés en Russie à la fin de l’année. Le lettriste Dien compose également la page de titre. La décennie 1780 est donc celle durant laquelle le projet se précise, celui de rassembler, en plusieurs livraisons, l’Œuvre bâti voire projeté (Chaux) de l’architecte. Avait-il alors prévu d’associer un texte à l’image ? Les premiers recueils destinés aux ministres et à l’Académie de Lyon n’en n’ont pas. Peut-on d’un autre côté imaginer ces grandes planches livrées au public sans explication ? Le souhait de transmettre son Œuvre à la postérité est une motivation partagée mais Ledoux n’avait-il pas déjà une ambition pédagogique ? Nous devrons essayer de le déterminer. Avant la publication de 1804, en 1802, « Ledoux surveille chez Perronneau l’impression de L’Architecture » (Gallet, 1980, p. 256) et un Prospectus annonce la souscription en précisant le contenu des volumes successifs. Le post-scriptum est très précieux pour comprendre la nature de la publication :

L’ouvrage est fait et gravé par les meilleurs artistes. La typographie, caractères Didot, sera de la plus grande recherche et confiée aux presses de C. F. Patris.

Le premier volume, contenant cent dix-huit planches [finalement 125], y compris quarante vues perspectives [40 avec celle très singulière du cimetière de Chaux], trois cent motifs, paraîtra au commencement de l’année 1803. Broché, prix, douze louis. En papier vélin, avant la lettre, vingt-quatre louis.

On ne paiera qu’en recevant l’ouvrage, qui sera distribué dans l’ordre de l’inscription. On tirera à petit nombre.

Cent exemplaires de l’ouvrage sont destinés à ceux qui cultivent les Arts. Ils pourront les prendre, à l’adresse ci-dessous, par livraisons partielles, dont le prix sera de vingt-quatre livres. Le texte leur sera livré avec la dernière livraison.

S’adresser, pour les souscriptions différentes, à M. Heû, maison de l’auteur, rue Neuve-d’Orléans, N°227, à Paris. On affranchira le port.

C. F. Patris, Imprimeur de l’Académie de Législation, rue de la Colombe, N°4.

Le contenu du premier volume est connu. Le second volume doit renfermer des « hôtels, maisons de ville, de campagne, prétoires, arcs de triomphe, restauration de palais, palais, places, bibliothèques publiques, châteaux, bergeries, fermes, maisons d’échange, palais des ministres du ciel, greniers, maisons de spéculations, temples découverts, villages, villes, asile des talents, asile de Terpsichore, maisons de plaisirs » ; le troisième volume, des « maisons de ville et de campagne, pavillons célèbres, palais de ville, palais de plaisance, communs, caisses générales, usines productives, théâtres, maison de commerce ; le quatrième, des « maisons de ville et de campagne, réunions de frères, réunions d’amis, bains publics, comices ruraux, palais somptueux, lieux de sécurité, maisons de vente, casins ; le cinquième et dernier enfin sera entièrement consacré aux Propylées de Paris.

La souscription de cette publication très luxueuse ne rencontre pas le succès espéré. Le 15 septembre 1806, Ledoux vend ses cuivres à l’architecte Pierre Vignon (auteur de l’église de la Madeleine), les tirages et tous les documents nécessaires à la continuation de la publication (pour 24 000 francs). En novembre, quelques jours avant la mort de l’architecte, la souscription du second volume est annoncée (Gallet, p. 256). Vignon, faute d’argent peut-être, ne satisfait pas à l’engagement moral de poursuivre l’entreprise. Des cuivres sont prisés dans son inventaire après-décès en 1828. S’agit-il de ceux de L’Architecture ? Comment parviennent-ils aux mains des Ramée ? Rien n’est éclairci. En 1846 à Londres, Daniel Ramée, architecte, publie un second volume, de deux cent trente planches (aucun exemplaire connu en France). L’année suivante à Paris, chez Lenoir, en 1847, la publication se présente sous forme de deux volumes de cent cinquante planches chacun, soit trois cent planches au total dont une partie apparaissait déjà dans le premier volume de 1804 (Saline, Chaux et théâtre) mais aussi beaucoup d’autres qui devaient sans doute initialement être distribuées dans les quatre tomes conçus par Ledoux. La bibliothèque des Arts décoratifs, notre partenaire, en détient un exemplaire remarquable par son état de conservation, qui doit être numérisé.

L’une des questions les plus importantes à laquelle nous espérons apporter une réponse plus argumentée est celle de la chronologie du projet éditorial. Très rares sont les gravures datées, mais elles suggèrent une période de préparation de près de vingt années : de 1776, pour les plans de la saline, à l’an III (22 septembre 1794 au 21 septembre 1795) pour la vue de l’école de Meilland par Sixdeniers. Gallet affirme que 1773 marque le début de l’entreprise. Jusqu’à quel moment s’est-elle poursuivie, jusqu’au dernier chantier, jusqu’au dernier projet ? Durant ces vingt années ou un peu plus, quand Ledoux a-t-il été sur le point de publier ? Si l’on considère que les dessins sont presque toujours immédiatement gravés, hypothèse que je défends, il faut suivre l’activité de Ledoux pour savoir à quel moment il a le plus investi dans la gravure, soit entre 1776 et 1786, période durant laquelle le nombre de chantiers est très considérable tout comme les revenus de Ledoux certainement. Mais, deux autres dates constituent comme des étapes dans l’avancement du projet.

  1. 1789 : les dessins sont expédiés en Russie et trois volumes de planches étaient sans doute prêts car la page de titre conservée dans le recueil des Inédits de la BHVP, « L’Architecture de C.N. Ledoux […] Troisième volume » contient «  des plans, élévations, coupes, vues perspectives » d’édifices « construits ou commencés depuis l’année 1768 jusques en 1789 ». La plus grande partie de l’illustration serait donc antérieure à la Révolution, y compris les planches de propylées et celle des maisons de campagne destinées à former les alentours de la ville de Chaux.

  2. 1794 : Ledoux est emprisonné durant toute cette année ; il écrit.

Des archives, nombreuses, et l’étude du texte et de la gravure permettront d’affiner cette chronologie.